Dans une station balnéaire de 5 000 habitants en hiver mais 50 000 en été, tous les réseaux (routes, égouts, etc.) doivent être suffisants pour 50 000 personnes, pas pour la population hivernale ni même pour la population moyenne sur l'année. De même les capacités de production et de transport d'électricité sont calibrées pour faire face au pic de consommation. Aujourd'hui il a lieu en hiver en début de soirée en Europe (pour le chauffage électrique — dans les pays chauds, c'est en été, pour la climatisation). Pour le gaz, le pic est forcément en hiver.
Plus l'écart entre les consommations haute et basse est élevé, plus il y aura de centrales électriques et de lignes haute-tension qui ne serviront à rien la plupart du temps (mais coûteront quand même de l'argent). Et, évidemment, quand la demande augmente, les prix aussi : les pics de consommation renchérissent donc l'électricité (même si l'usager ne s'en rend pas compte). Si la consommation était plus régulière, si le pic était moins marqué, il faudrait moins d'infrastructures et l'électricité serait moins chère (et moins polluante, car les centrales qui sont le moins utilisées sont généralement les plus polluantes).
Ce résultat peut être obtenu par un effacement de la demande, c'est-à-dire en consommant un peu avant ou un peu après le pic au lieu de consommer pendant la période de pic. Les appareils ayant une forte inertie thermique, comme le ballon d'eau chaude ou le congélateur, peuvent rester éteints pendant un certain temps sans que ça pose de problème. À l'inverse, on peut démarrer le chauffe-eau ou le lave-vaisselle quand il y a surproduction, pour éviter de les allumer plus tard, à un moment où la demande serait plus forte. C'est le même principe que les heures creuses nocturnes, mais en moins statique — les périodes creuses seraient par exemple différentes en hiver et en été, et même d'un jour sur l'autre.
Avec la montée de l'électricité solaire la surconsommation hivernale pourrait encore augmenter, cette fois à cause d'une baisse de production en hiver plutôt que d'une hausse de consommation (l'éolien en revanche produit plus en hiver). D'autre part, soleil et vent varient dans le temps, et leur production électrique varie donc elle aussi. Si les prévisions météo annoncent un ciel nuageux sans vent le matin et du soleil et du vent l'après-midi, il vaudrait mieux que l'usager attende l'après-midi autant que possible (pour allumer chauffe-eau ou lave-linge, ou pour recharger sa voiture électrique). Ce pic de production sera aussi absorbé en partie par du stockage.
Contrairement aux barrages hydroélectriques et aux centrales au gaz (ou au charbon), on ne peut pas démarrer une éolienne ou un panneau solaire pour compenser une hausse de la consommation. Au lieu de seulement moduler la production pour s'aligner sur les variations de la consommation, il faudra à l'avenir aussi moduler la consommation pour s'aligner sur les variations de la production.
Ceci n'est possible que si de l'information transite entre producteur et consommateur.
Par exemple, EDF peut envoyer une information sur le prix de l'électricité pour inciter ses clients à consommer moins quand l'électricité est chère (au moment du pic). Ou bien le producteur peut demander à ses clients de couper momentanément l'alimentation du congélateur ou du ballon d'eau chaude pendant un pic (en fait ça pourrait être l'appareil qui recevrait l'ordre directement).
Le 14 octobre, j'ai assisté à un colloque à Toulouse sur « les smart grids énergétiques ». J'ai demandé à un responsable d'EDF quelle était la liberté d'action des participants à Nice Grid. Je me demandais par exemple s'il était possible pour un utilisateur de dire « si le prix de l'électricité est de tant, je veux baisser mon thermostat à 18 °, et si le prix est encore plus haut je baisse à 17 °, etc. ». Réponse : non, on ne peut pas.
En substance, EDF dit « moi j'ai besoin de baisser ma puissance, donc je vais couper certains appareils pendant quelques temps ». Bien entendu, les utilisateurs peuvent refuser (mais sans avoir l'information nécessaire pour dire oui ou non en connaissant tous les tenants et les aboutissants). Dans ce modèle centralisé, le producteur prend des décisions et envoient des ordres aux consommateurs. Dans un modèle décentralisé, le producteur envoie des informations et ce sont les usagers qui prennent les décisions.
Si je veux qu'il fasse 19 ° chez moi plutôt que 17 ° pour pouvoir enlever mon gros pull qui gratte, je dois payer pour le chauffage. Et comme le coût du chauffage varie d'un jour d'hiver sur l'autre, certains jours le plaisir de pouvoir enlever mon pull me coûtera nettement plus cher que d'autres. Il en est de même avec le plaisir de manger mes fruits préférés ou de voyager : quand les fruits ou l'essence sont chers, ces plaisirs coûtent plus chers. Je dois alors décider de réduire ma consommation (ce qui contribue d'ailleurs à faire baisser les prix) ou bien j'accepte de payer plus cher : dans un cas comme dans l'autre c'est désagréable. Pourquoi est-ce que le chauffage serait différent ?
Devoir accepter une perte de confort quand les prix augmentent est la norme, et l'électricité est l'aberration. Le plaisir d'enlever mon gros pull qui gratte comme le plaisir de manger des fruits ou de voyager coûte de l'argent, et le prix n'est pas fixe. Maintenir une température intérieure de plus de 20 ° un jour de grand froid est un luxe, et il est normal que le luxe coûte cher — si je veux manger des fraises en janvier, je m'attends à en payer le prix. Les jours de grand froid où le plaisir d'enlever mon pull qui gratte est hors de prix, je m'en passe, comme je me passe d'autres plaisirs quand ils sont trop chers.
Quand on parle de réduire la consommation, on pense d'abord au remplacement des ampoules électriques, à l'isolation, etc. — ce sont les negawatts. Il s'agit de faire baisser la consommation d'énergie en permanence, pas seulement au moment des pics. En période de pic, on utilise les effacements (on parle aussi de flexibilité). Il ne s'agit alors que de décaler un peu dans le temps le fonctionnement d'un appareil, sans réduire la consommation totale : le congélateur et le chauffe-eau sont déclenchés un peu plus tôt ou plus tard que d'habitude, mais ils fonctionnent aussi longtemps en tout. C'est la version en temps réel des heures creuses.
Il y a une quatrième possibilité : une baisse nette de la consommation en cas de pic. On peut par exemple maintenir une température un peu moins élevée quand il fait très froid et que l'électricité est très chère. (Dans ce cas, seuls les clients peuvent prendre la décision de réduire leur consommation et donc leur confort — je peux décider d'avoir un peu moins chaud pour faire des économies, mais il est hors de question qu'un système centralisé prenne une telle décision pour moi.) Il s'agit d'un hybride entre negawatts (c'est une baisse et non un simple décalage dans le temps) et flexibilité (c'est une baisse conjoncturelle, qui réagit à l'information fournie par le prix). On peut ainsi réduire la consommation totale et la consommation de pic.
perte de confort | décision | permanent | en temps réel | |
---|---|---|---|---|
décalage dans le temps |
non | centralisée ou décentralisée | heures creuses | effacement |
réduction nette | peut-être | décentralisée | negawatts | negawatts dynamiques |
Les « compteurs intelligents » (Linky pour l'électricité et Gazpard pour le gaz) récoltent et transmettent des informations sur la consommation. Un bénéfice pour l'utilisateur est qu'il est possible de détecter une panne (et parfois même de la réparer avant qu'il ne s'en rende compte, si elle intervient dans la journée pendant son absence). Mais est-il nécessaire d'avoir des informations sur tous les utilisateurs individuellement pour détecter une panne dans tout le quartier ? Un autre avantage est la facturation : plus besoin de pifomètre en attendant que le compteur soit relevé. Mais il n'y a pas besoin de données de consommation quotidiennes pour que la facture mensuelle soit exacte. Ces deux avantages sont bien réels, mais à chaque fois plus d'information est prélevée que nécessaire (trop dans l'espace ou trop dans le temps).
Un troisième intérêt est la possibilité pour le client de suivre sa consommation d'électricité et de gaz au jour le jour, par exemple pour faire des économies d'énergie (que ce soit pour des raisons financières ou environnementales). Mais pourquoi est-ce que l'information, pour transiter de mon compteur à moi, doit passer par des serveurs centralisés ? Et on peut légitimement se demander à quoi vont servir ces données centralisées et qui y aura accès à ErDF et GrDF (les fiches de police de Johnny Hallyday et Jamel Debbouze avaient été consultées par des centaines de policiers avant d'être tout simplement publiées). Sans parler du risque de piratage, dont la réalité a été récemment rappelée en Espagne.